La libération de Jean-Pierre Bemba en appel à la Cour pénale internationale continue de faire des vagues sur l’autre rive de l’Oubangi. En Centrafrique, beaucoup de voix se sont élevées pour condamner ce qu’elles considèrent comme un procès politique, mais d’autres estiment également que la RCA a une responsabilité et réclament que la Cour pénale spéciale corrige le travail de la CPI. Notre ami blogueur centrafricain Fleury Agou, résume ici l’opinion générale après le verdict.
Condamné en première instance à 18 ans de prison par la CPI pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, Jean-Pierre Bemba a été acquitté le 8 juin 2018 puis libéré quelques jours après. Ce verdict, qualifié de parodie, a fait réagir des Centrafricains et des ONG de défense des droits de l’Homme. Si c’est dans la presse que l’on a lu ou écouté les multiples condamnations ou salutations de la décision de la CPI, les réseaux sociaux, notamment Facebook, a été une plateforme prisée pour dénoncer et encourager la justice centrafricaine à corriger les failles de la Cour pénale internationale.
Ainsi, Yves Schamird Baliakado, juriste centrafricain et observateur de la politique, dans son post relatif à cette décision titre : « La CPI, une arnaque internationale. » Et cette décision de libérer Bemba est considérée par lui comme un « abus de confiance », car la Centrafrique a ratifié le Traité de Rome instituant la CPI qui est entrée en vigueur en juillet 2002.
Dans sa réaction, il a conclu que « cet acquittement est extra petita au regard de la demande des parents des victimes centrafricaines qui attendaient que « justice » soit rendue », avant de déplorer que « cette décision ad nutum de la CPI démontre que l’institution judiciaire est une arnaque internationale ».
L’autre dénonciation est celle de Christian Dondra, juriste et notaire à Bangui qui a critiqué « la CPI et ses errements ». Il a d’abord qualifié cette justice de « cour de récréation » tout en soulignant que seuls les naïfs continuent de croire « à la prétendue universalité de l’idée de justice » que prône cette institution.
Comme beaucoup d’autres personnes qui ont déploré cette décision la qualifiant de politique, le notaire Dondra a jugé, en paraphrasant le célèbre dicton juridique, que « la politique a une nouvelle fois tenu en l’état la justice ».
Face à l’obstination de Joseph Kabila de se maintenir au pouvoir en RDC, l’Occident a fait sortir de prison son joker qui n’est autre que Jean-Pierre Bemba, l’enfant chéri de Kinshasa, présenté comme le « fils du pays » par rapport au président Joseph Kabila traité de « mupaya » (un terme en langue lingala signifiant étranger), ou encore d’« enfant illégitime ». Selon le notaire Dondra, « le calendrier électoral de la RDC n’est pas étranger à cette pittoresque décision. La solution au bras de fer Occident vs. Kabila nous est venue de La Haye. Cette même épée pèse sur un Ouattara qui a intérêt à bien se tenir. Gbagbo est un autre joker de cette Cour ».
Mais la position d’Orphée Douaclé Ketté diffère des autres observateurs, car il pense que « le ou les bourreaux ne sont pas à chercher en RDC. Plutôt en RCA, là où les crimes sont commis ». C’est-à-dire que les principaux responsables civils et militaires qui ont sollicité la troupe du Mouvement de libération du Congo de Bemba, dont la plupart sont encore en vie doivent comparaître et être condamnés, pour soulager les nombreuses victimes centrafricaines.
Profitant de cette tribune, il a critiqué « la tendance à la victimisation » qui selon lui s’est ancré dans l’esprit collectif centrafricain. « La tendance à la victimisation pousse le Centrafricain à trouver en l’autre toujours les causes de ses malheurs. Tout est toujours l’autre, jamais nous-mêmes », déplore Orphée Douaclé.
Dans ses observations et remarques adressées à ses compatriotes, Orphée a accusé « les carriéristes et autres pourvoiries qui ont abandonné notre population aux exactions de ces soudards » pour garder leur mangeoire.
Par ailleurs, dans son reproche aux Centrafricains, il n’a pas épargné la Cour pénale internationale dont les erreurs ont contribué à la prise de pouvoir par la rébellion Séléka qui a commis des crimes sur la population. « La focalisation de la CPI sur J-P. Bemba, ce qui a satisfait bon nombre de Centrafricains, au détriment des responsables opérationnels de cette tragédie, a été le terreau favorisant l’arrivée de la Séléka en 2013 », affirme Orphée Douaclé.
Justifiant son analyse, il a relevé que « les différents acteurs des crimes en Centrafrique de la période 2002-2003 se sont retrouvés à de hautes fonctions – civiles et militaires – dans ce pays sans être inquiétés. Les uns comme chefs de rébellion sont devenus même chefs d’Etat et les rebelles qui avaient commis des crimes ont rejoint la Séléka et sont aujourd’hui des chefs de zones et perpétuent les massacres sur la population civile ». Donc, si la CPI, en pleine connaissance des torts causés, avait concentré son action sur les acteurs opérationnels, c’est-à-dire les responsables civils et militaires, tant centrafricains qu’étrangers, il y a fort à parier que beaucoup auraient réfléchi à deux fois avant de s’engager dans des aventures en RCA,
« Tout semble montrer que cette décision est loin de créer l’électrochoc susceptible de nous interroger sur nos rôles concernant la descente aux enfers de la RCA. Cette fuite en avant va continuer jusqu’à quand ? » s’interroge Orphée. Il est rejoint dans son analyse par Jean-François Akandji-Kombé, professeur de droit, enseignant dans des universités françaises et auteur de plusieurs ouvrages scientifiques.
Se focalisant sur les arguments de la chambre d’appel de la CPI qui a déclaré que Bemba était loin du théâtre des opérations en Centrafrique, il pointe que « la responsabilité de ces crimes incombe à ceux qui, à l’époque des faits, avaient le commandement et le contrôle effectif de ces forces, et qui ne pouvaient être autres que des autorités centrafricaines (…) Avec cette décision, si nous voulons que les victimes voient justice se faire et entrent dans leurs droits, la balle est dans notre camp à nous Centrafricains ».
Il revient alors à la RCA « de faire la lumière sur ceux qui, dans notre nation, encourent la responsabilité des crimes terribles, ignobles et indicibles qui ont été commis à cette époque… », a encouragé Jean-François Akandji-Kombé.
En attendant que la Cour pénale spéciale commence ses travaux en Centrafrique, l’acquittement de Jean-Pierre Bemba est considéré comme « un couteau que l’on remue dans la plaie ».
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