Rappeler les fondamentaux du journalisme n’est pas un discours aisé à tenir à l’ère où, à la faveur des médias sociaux, des citoyens qui se réclament journalistes savourent la parole libérée. Pourtant, et sans exclure des journalistes eux-mêmes, nombre d’entre eux ne se tiennent guère éloignés des fake news, des mensonges et des contre-vérités. Dans une interview à Habari RDC, le spécialiste en communication et professeur Sisi Kayan, recommande « l’esprit critique » pour se conduire sur le web. Il vient de publier aux Éditions l’Harmattan le livre intitulé : « Sur l’autoroute de l’information numérique. Le journalisme citoyen en RD Congo face au défi de la post-vérité. »
Habari RDC : Professeur, d’après la préface de votre livre, le terme « journalisme citoyen » semble mal à propos pour traduire une réalité de communication publique. Pour quelle raison ?
Sisi Kayan : Je suis d’accord avec le professeur Noblejas, qui a préfacé le livre. Il s’agit là évidemment du journalisme citoyen dans sa version pervertie et banalisée, loin de ce qui en était l’intuition du départ. Je m’explique. Il faut préciser que le phénomène de journalisme citoyen coïncide avec la floraison de médias sociaux ou de nouveaux médias qui commencent à faire parler d’eux vers les années 2000. Il désigne en général la pratique du journalisme par des personnes qui ne sont pas nécessairement des professionnels du secteur. L’objectif que s’assigne cette pratique est de fournir des informations indépendantes, fiables, précises, diverses et appropriées, nécessaires à une démocratie. D’une idée bonne – à savoir de contrer la manipulation et la censure des systèmes des médias traditionnels en tant que structure de pouvoir, en livrant des informations vraies, en temps réel et sans intermédiation – le journalisme citoyen est devenu aujourd’hui une vraie autoroute du mensonge et de la rumeur.
En faisant donc la différence entre le journalisme citoyen positif et sa dérive actuelle, nous disons que cette version négative ne fait pas partie de la communication publique qui suppose un sens de responsabilité et de professionnalisme.
Quel rôle le journalisme citoyen joue-t-il en RDC, d’après vos observations ?
Dans le contexte actuel le journalisme citoyen, hormis son aspect négatif que nous ne cessons de dénoncer, joue un rôle positif en tant que « surveillant » ou « sentinelle » de l’action des responsables, dont ils sont à même de rendre compte immédiatement à l’opinion publique, nationale et même internationale. Les vidéos et les photos postées dans les réseaux sociaux contrarient toute machination et toute occultation de la vérité. Cette manière d’informer sans intermédiation met à la disposition de tous, en temps réel, beaucoup de choses qui ne seraient jamais connues du grand public si cela dépendait des médias traditionnels. Grâce au journalisme citoyen, le mensonge des responsables est souvent mis à nu. C’est l’occasion de dire : « Attention, nous guettons vos actes et vos gestes ! » Les exemples sont nombreux. Sur ce point précis, notre livre résout l’équation « droit d’informer – vie privée ».
Dans votre livre, vous considérez la communication sur les nouveaux médias comme « une vraie autoroute de la désinformation, de la post-vérité, où la vérité signifie souvent multiplication de fausses nouvelles ». Mais à l’époque où Mobutu « sortait des nuages » à la télévision officielle, il n’existait pas de médias sociaux. Qu’en dites-vous ?
Entre le journalisme et la RD Congo, ça n’a jamais été le grand amour. En considérant le contenu, le profil des journalistes, le contexte du travail journalistique, etc, beaucoup d’écueils sont à signaler çà et là. Evidemment, les exceptions ne manquent pas. On enregistre un progrès, mais le chemin à parcourir est encore long. Vous savez que le contraire de la vérité n’est pas toujours le mensonge. Lorsque ce n’est pas la vérité, ça peut être la contre-vérité, la vérité partielle, la vérité cadrée, la post-vérité… Dans le cadre de l’utilisation des réseaux sociaux dont le journalisme citoyen se sert, il y a un concept qu’il faut mettre en évidence, celui de fake news. Ces fausses nouvelles qui pullulent sur Internet sont parfois intentionnellement inventées. Il y a même des spécialistes de fake news. Dans notre contexte congolais, les contre-vérités, le mensonge, la rumeur et la post-vérité sont un signe de superficialité, une conséquence du manque d’esprit critique et l’un des éléments de la pollution de l’espace web par les Congolais. La clef d’une approche utile à l’information online est l’esprit critique. Il faut que les gens apprennent à critiquer ce qu’ils lisent ou entendent.
Existe-t-il en RDC des médias sociaux qui jouent un rôle plutôt positif dans le paysage médiatique online que vous dressez ?
Franchement je crois qu’il existe des médias en ligne fiables et dignes de confiance. Malgré les difficultés évoquées dans le livre pour l’exercice d’un travail journalistique de qualité, il y a des journalistes et aussi des organes qui émergent du standard médiocre et qui jouent effectivement un rôle positif dans le paysage médiatique congolais. Ici il faut d’abord faire une nette différence entre le journalisme en ligne et certains autres sites énumérés dans le livre (une liste non exhaustive évidemment, car chaque jour il y a des sites qui naissent) et les sites ou blogs qui sont difficiles à classer et qui pourraient être considérés au sens très large comme faisant partie du journalisme citoyen. C’est surtout ici que chacun y va par son chemin et tout le monde veut s’improviser journaliste. Votre site par exemple est l’un de ceux que je consulte souvent. Dans mon livre, je donne quelques indications sur la manière correcte de s’informer en ligne, en donnant les indices d’une publication online fiable.
Vous pointez notamment le règne de la rumeur, de la post-vérité. Est-ce là un témoin d’une crise du journalisme, du système de communication classique traditionnel en RDC ?
Face à l’émergence de ce phénomène du journalisme citoyen, beaucoup de prophètes de malheur ont envisagé la fin de la profession journalistique. On disait aisément : « Journalisme citoyen ou le spectre d’un monde sans journaliste. » D’abord, il devient difficile de savoir qui est journaliste et qui ne l’est pas. Le public qui apprécie, n’ayant pas les paramètres justes d’appréciation du travail journalistique, est prêt à « primer » un communicateur quelconque du meilleur prix de journalisme, selon les critères qui n’ont rien à voir avec les règles professionnelles. Combien de fois on vous dira : « Celui-là c’est un très bon journaliste, regardez comment il bouge devant son micro… »
Dans le contexte de crise politique en cours en RDC, qu’est-ce que cela implique d’être un média neutre sur Internet ?
La neutralité ? Là vous soulevez des questions fondamentales traitées dans ce livre. Un journaliste peut-il être neutre ? En journalisme la neutralité est difficile, sinon impossible. Rappelez-vous qu’en politique le centre n’existe pas. Le réalisme et la concrétude ont amené les gens à parler désormais de « Centre Droit », ou de « Centre Gauche ». Même en racontant objectivement un fait, selon le bon principe « les faits sont sacrés et les opinions libres ». Le journaliste est profondément tributaire de certaines valeurs (religieuses, culturelles, éducatives… qui font partie de son champ d’expérience) et qui l’orientent à choisir naturellement pour le bien, pour la vie… Bref, nous disons « objectivité » en racontant les faits, « neutralité impossible » en considérant les valeurs.
Peut-on mieux faire le journalisme en s’éloignant de la tendance citoyenne, sans la tuer ?
Le « citoyennisme » (le caractère citoyen), dans l’entendement des inventeurs de l’expression « journalisme citoyen », n’est pas surtout dans le contenu, mais dans la manière de faire. Il s’agit, comme je l’ai dit plus haut, de l’appropriation de l’espace net par les citoyens pour informer. Evidemment les sujets sont d’intérêt public, souvent liés à la vie publique, à la vie sociale et politique des citoyens. Dans notre livre, nous nous sommes arrêtés, à un certain moment, à dégager les valeurs citoyennes de l’information. Ceci est un élément fondamental pour un bon journalisme, car il doit être un service aux citoyens et pour le bien des citoyens. C’est dire que le journalisme doit rester lié aux valeurs citoyennes dont la recherche et la promotion du bien commun. Le journalisme professionnel doit cependant se laisser purifier par les revendications pour lesquelles le journalisme citoyen est né, c’est-à-dire prendre ses distances avec tout ce qui ne cadre pas avec les principes et les valeurs d’un journalisme de qualité. Le travail du journaliste requiert essentiellement les vertus de l’intelligence d’une part et les vertus morales d’autre part. Surtout il faut savoir ce qu’on peut publier et ce qu’on ne peut pas publier. Et notre livre aide beaucoup dans ce sens.
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Un article bien pompé et conçu. Merci à l’auteur pour son oeuvre informatif…